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Article de Jeremy Kouadio N'Guessan
Maître Assistant à l'Université d'Abidjan

ALPHABÉTISATION
L'AFRIQUE ET L'INSTRUCTION DES ADULTES
L'alphabétisation des adultes a aujourd'hui acquis un certain droit de cité dans les programmes de développement de la plupart des pays du Tiers-Monde et en particulier des pays africains au Sud du Sahara. Certes, des professions de foi sur la nécessité d'une éducation de base la plus large possible aux décisions concrètes il y a souvent et encore des distances et des réticences.
D'ailleurs là comme dans d'autres domaines, depuis que l'UNESCO a lancé sa croisade contre l'analphabétisme, beaucoup de pays jouent les " suivistes ". N'empêche : alphabétiser les adultes n'est plus senti comme du domaine de l'utopie dont on se plaisait à dénoncer naguère l'inanité coûteuse : " Mais vous n'y pensez pas ! C'est du luxe et il y a d'autres priorités ! ". Ça c'était hier... ou presque. Aujourd'hui nécessité fait loi.
Dans la quasi totalité de nos pays, on a choisi un type de développement économique, social et culturel qui souligne à gros trait que ne pas savoir lire et écrire constitue un sérieux handicap. Là-dessus les " experts " ont donné leur verdict. Taux d'analphabétisme trop élevé = niveau faible de développement. Cette corrélation, fétichisée s'est imposée sans nuance, à tout le monde.
Aux lendemains des indépendances africaines, le slogan en matière d'éducation était " Scolarisation à 100% pour les moins de quinze ans ". Le délai fixé pour atteindre ce but était généralement court, puisqu'il fallait, disait-on rattraper certain retard. Aujourd'hui les nombreux échecs ont conduits à des révisions déchirantes et instructives à certains égards. Scolarisation des enfants, d'accord, mais également institutionnalisation d'une éducation de base spécifique axée sur les adultes, premiers agents de développement.
Tout le monde semble avoir fait sienne cette déclaration du Président Nyerere : " Nous devons d'abord instruire les adultes. Nos enfants n'auront pas d'influence sur notre développement économique avant cinq, dix, voire vingt ans. "
Au fond, personne n'est, idéologiquement parlant, contre l'alphabétisation des adultes. Mais la question essentielle reste toujours de savoir quel rôle ces hommes et ces femmes vont jouer dans la société une fois qu'ils seront alphabétisés.

LES PROBLÈMES DE LA POST-ALPHABÉTISATION
Quelle soit classique, fonctionnelle ou " conscientisante ", l'alphabétisation a toujours une raison sociale, celle d'amener des individus d'un état A , qu'on peut considérer comme le degré zéro de connaissance de la langue écrite en usage dans une société donnée, à un état B où ils seront capables de lire et de comprendre une message écrit, mais aussi de l'émettre.
Cette définition de l'analphabétisme et de son contraire est certes simple, voire simpliste, mais elle n'en constitue pas moins le postulat de base de toute action d'alphabétisation. La post-alphabétisation qui reprend pour ainsi dire le relais de l'alphabétisation proprement dite, est conçue pour assurer " l'entretien " des connaissances acquises. D'où l'accent particulier que l'on met souvent sur la production d'un matériel varié pour néo-alphabète (ouvrages didactiques, périodiques, films éducatifs, etc.) afin de combattre le fameux analphabétisme de retour.
L'alphabétisation fonctionnelle, née de la conférence des ministres de l'Éducation tenue à Téhéran en 1965, va plus loin : il faut, proclame-t-on, que l'alphabétisation soit liée à un programme de formation professionnelle et permette ainsi l'accroissement rapide de la productivité . Ce que nous retiendrons dans cette formulation, c'est l'idée que toutes connaissances acquises soient en étroite relation avec les activités professionnelles et/ou motivantes pour l'adulte.
Ainsi l'on espère faire d'une pierre deux coups : la mise en pratique dans le cadre d'une activité professionnelle des connaissances acquises assure la pérennité et le développement des ces dernières. La notion de fonctionnalité, qui répond en cela au couple formation-emploi de l'école conventionnelle permet une prise en charge de l'adulte une fois la phase d'alphabétisation terminée.
Mais cette conception de la post-alphabétisation paraît aujourd'hui à beaucoup comme trop limitative. D'aucuns pensent même que dans certains cas le néo-alphabète se trouve comme prisonnier dans les rets de programmes conçus sur mesure, la seule liberté dont il dispose étant de suivre le chemin tracé par les alphabétiseurs jusqu'aux limites fixées par eux. Autrement dit, une post-alphabétisation qui n'est pas auto-vécue et auto-gérée par les néo-alphabètes eux-mêmes perd beaucoup de son pouvoir de motivation et de mobilisation. C'est de ce constat qu'est née la notion de transfert de responsabilité aux néo-alphabètes comme une des composantes essentielles de la post-alphabétisation.
Mais cette notion, au-delà même, on le voit bien, de la recherche d'une certaine efficacité dans le développement économique et d'une certaine justice sociale, pose bon nombre d questions inhérentes à la situation qui prévaut dans beaucoup de pays africains.
L'idée de permettre aux néo-alphabètes de jouer des rôles de plus en plus importants dans leur milieu est toujours en arrière-fond d'une campagne d'alphabétisation, et cela d'autant que l'adulte, même analphabète, exerce déjà une responsabilité sociale dans sa communauté.
A priori (mais a priori seulement) on pourrait dire qu'un paysan, pour exercer son métier, n'a pas besoin d'être alphabétisé. En revanche, pour un ouvrier citadin, l'acquisition de nouvelles connaissances par le truchement de l(alphabétisation peut être source d'amélioration sociale (salaire plus intéressant, diverses primes, etc.) en même temps qu'elle peut permettre l'accès à de nouvelles responsabilités.
Cependant force est de constater qu'en réalité, les choses se passent autrement et les objectifs louables ci-dessus mentionnés sont rarement atteints. Et cela pour plusieurs raisons. D'abord, si aujourd'hui et par la force des choses, l'alphabétisation est sentie comme une nécessité, on n'est pas toujours disposé à faire confiance aux alphabétisés, à ces lettrés " nouvelle manière " dont le parcours n'est pas jalonné par la sacro-sainte trilogie " Primaire-Secondaire-Supérieure ".
À la rigueur, et dans un nombre limité de pays, on consentira à ce qu'un néo-alphabète assume certaines responsabilités au niveau de son village : direction d'une coopération villageoise, tenue de la comptabilité par exemple. Et c'est presque tout. Les décisions les plus importantes relatives à la vie du pays et partant de la communauté villageoise se prennent ailleurs, par ceux qui détiennent en fait les vrais pouvoirs de décisions c'est-à-dire les lettrés de l'école classique.
Ainsi et malgré l'alphabétisation dont l'objectif premier est de démarginaliser l'analphabète, l'adulte alphabétisé ne participe pas au développement de son pays avec les mêmes droits que les scolarisés de l'école classique. D'où nécessairement conflit dont la conséquence immédiate pour l'alphabétisation est que les adultes analphabètes cèdent au découragement en invoquant le fait que l'alphabétisation ne mène nulle part, ne sert à rien, puisque savoir lire et écrire ne constitue pas pour eux la clé qui ouvre la grande porte de la promotion sociale.
POUR UNE RÉFORME CULTURELLE DES SYSTÈMES ÉDUCATIFS
Il n'est peut-être pas besoin de revenir sur cette question qui est devenue une évidence pour tout le monde. On a partout répété que l'école européenne est inadaptée au milieu africain. C'est vrai ?. On a dénoncé le contenu de cet enseignement orienté vers une formation élitiste et aliénante. On a eu raison. Et partout on a engagé des changements plus ou moins radicaux pour une éducation de masse.
Dans certains pays, l'alphabétisation absorbe une partie relativement importante du budget de l'Éducation Nationale. Mais il est à déplorer un manque flagrant de coordination entre enseignement classique te alphabétisation. Un exemple entre mille.
Des efforts immenses ont été entrepris dans nombre de pays africains pour une alphabétisation dans les langues nationales. Citons en vrac le Mali, le Burkina Faso, le Bénin, le Togo, le Niger, la Côte d'Ivoire, le Sénégal...
Mais la langue officielle demeure dans tous ces pays le français et qui plus est, cette langue continue de jouer sur les plans économique, social et culturel un rôle des plus prépondérant. Encore un procès du français, langue de colonisation ! s'écrieront, un peu agacés, les gens pour qui la cause est entendue. Non pas ! Un proverbe de chez nous dit : " Quand le poursuivant n'est pas fatigué, le poursuivi ne doit pas l'être " ; en d'autres termes, tant que dure le mal, il n'y a pas de répit dans la recherche des remèdes.
En effet, il n'est pas exagéré de dire que la majorité des maux dont souffre la quasi totalité de nos pays provient de l'organisation de leur système éducatif et de la manière dont ce système est vécu culturellement. " L'éducation, écrit Jacques Bude, est l'ensemble des processus par lesquels les structures sociales et économiques et donc aussi les mythologies se maintiennent et se transmettent . C'est par conséquent, aussi les processus par lesquels les structures sociales se généralisent à l'intérieur d'une société ou d'une société à une autre. "
Aujourd'hui, quelles structures sociales, quels modèles économiques, quelles mythologies se maintiennent et se transmettent dans les pays africains ? L'éducation par l'école essaie de briser le continuum culturel transmis par l'éducation traditionnelle afin de mieux faire intérioriser les valeurs, les modèles de raisonnement et de vies diffusés par et dans les pays dits développés.
Ce processus aboutit (et c'est l'une de ses raisons d'être) à la dépersonnalisation et à la mise à l'écart de tout authenticité ou valorisation de la culture propre. Même : sur un plan économique, d'importants secteurs potentiels sont maintenus en marge de l'économie marchande parce que leurs animateurs, c'est-à-dire tous ceux qui ne sont pas passée par l'école européenne, sont eux-mêmes marginalisés.
Il n'est pas rare qu'on exige le Certificat d'Études Primaires à un artisan pour l'embaucher dans un centre d'artisanat travaillant pour le tourisme ! On arrive ainsi à bloquer et à stériliser la créativité d'une partie importante de la population en construisant une hiérarchie sociale à partir de valeurs d'importation. D'où l'impasse qui, si l'on n'y prend garde, ne peut que déboucher sur un suicide culturel, prélude à un suicide tout court.
Le problème aujourd'hui est de procéder à ce qu'on pourrait appeler un horizontalisation de la culture. Il s'agirait de faire en sorte que la culture diffusée par l'école procède d'abord et avant tout de l'environnement africain. Cela permettra de faire la jonction entre l'alphabétisation des adultes d'une part et l'école d'autre part.
L'un des moyens de parvenir à ce but, selon nous, c'est d'utiliser les langues africaines comme médium d'enseignement et d'éducation de base. Pour ce qui est des adultes les avantages d'une telle réforme seront considérable. D'abord le décodage de la langue en sera facilité puisqu'il s'agira de leur langue maternelle qu'ils parlent et comprennent déjà. Ensuite, l'enseignement se faisant dans la langue du terroir, une grande partie de la sémantique véhiculée aura un rapport direct avec l'environnement socio-culturel. Sur le plan psychologique on fera l'économie des distorsions, des blocages et des traumatismes habituels.
À partir de cette première alphabétisation, on pourra envisager aisément le passage à une langue seconde, par exemple le français. L'expérience a montré que cette deuxième phase es réalise sans difficultés. Ainsi donc l'alphabétisation dans la seconde langue (ici le français) va se faire sur l'acquis de l'alphabétisation de la langue maternelle.
Il s'ensuivrait alors que le paysan arriverait progressivement à maîtriser son environnement avec le surcroît de technicité qu'il aurait acquis par le biais d'une alphabétisation véritablement fonctionnelle, mais aussi conscientisante.
Le transfert de responsabilité dans ces conditions, se réaliserait sans accrocs majeurs ; le paysan aurait accès à l'essentiel des pouvoirs, pourrait l'aménager à sa convenance puisqu'il serait hors de portée des contrôles parfois abusifs et tatillons des intermédiaires administratifs.
Du coup, échappant de lui-même à l'intégration trop hâtive te trop profonde dans l'économie monétaire, il pourrait disposer de son travail pour aménager et équiper son village. Bien sûr, il ne s'agirait pas pour lui de vivre en autarcie, mais plutôt d'amorcer un développement endogène à partir de le cellule communautaire villageoise.
En conclusion, nous dirons que l'important, avant d'engager une campagne d'alphabétisation, c'est d'abord de chercher à savoir les raisons profondes qui poussent les paysans à s'alphabétiser. Ces raisons peuvent être diverses, mais il y en a au moins une qui prime sur toutes les autres et quoi vient en tête de toutes les enquêtes réalisées à ce sujet : l'alphabétisation constitue pour le paysan un moyen de défense se par rapport au monde extérieur.
Ainsi donc, l'alphabétisation, loin d'être un luxe pour le pays en voie de développement, constitue, au contraire, un puissant moyen qui peut permettre justement aux masses paysannes de participer en toute conscience mais aussi avec plus d'efficacité au développement de leur pays. L'intégration des valeurs culturelles endogènes dans les systèmes d'éducation est le gage d'une maîtrise effective par le paysan de son devenir, donc aussi un gage de sa liberté.